L'Alphabut de Dupk : la lettre K

Dirk Diederich
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L'Alphabut de Dupk : la lettre K
Photo: © SC

Dupk poursuit son Alphabut qui le mène aujourd'hui à la lettre K comme Kouyate, le griot venu du Sénégal.

K comme Kouyate Cheikhou

 

Depuis l’enfance, je n'aime pas le mauve. C’est une aversion viscérale. Répulsive. Il n'y a en fait que l'aubergine qui me fasse autant vomir. Déjà rien que l'idée de l'aubergine provoque en moi la nausée. Mais est-ce dû à l'aubergine ou plus simplement à son reflet violacé?  

 
Le mauve, c'est caca. Le mauve habille la mort. Le mauve décore les corbillards. Le mauve colore la soutane des cardinaux pédophiles. Le mauve gâche les arcs-en-ciel. La couleur mauve efface l’hypothèse même de l'existence de Dieu. Un être suprême n'aurait jamais commis le mauve,

Je suis donc un anti-mauve viscéral qui tient le machin de St-Guidon pour le fossoyeur du football belge. J'éprouve pour ce club la sympathie que peut ressentir la grenouille pour l’arracheur de ses cuisses.

Pourtant... pourtant.... cependant... cependant... tout cela ne m’empêche pas de craquer pour Cheikhou Kouyate, ce jeune Sénégalais dont le talent déborde du sarcophage étroit du Parc Astrid. Au point que la haine rabique cède maintenant la place à une indifférence caustique, à un adoucissement miraculeux de mes sarcasmes. Car Cheikhou Kouyate, ce jeune homme droit comme un i avec un talent énorme posé comme un point sur ce i, a ce pouvoir ensorcelant. S'il ne provenait d'une famille de griots, je l'aurais pris pour un marabout qui m'a jeté un sort.... Parce qu’il m’arrive parfois de me surprendre  à regarder des matchs de son équipe (certes sur un vieil écran noir et blanc pour ne pas devoir infliger le mauve à mes yeux sensibles).

 

J'ai rencontré Cheikhou il y a trois ans déjà. Furtivement. Le temps d'un regard croisé, d'un sourire de dépit, d'un rictus d'amertume. Géant fragile, il passait un test à Molenbeek,un test interminable de six mois.. Il avait alors dix-sept ans. Sur le chemin du vestiaire, je croisai donc un gamin à la fois timide, décidé et fier, qui marchait droit vers son destin sous les fourches caudines de l'indifférence de son club adoptif. Avec son gros sac de ballons d'entrainement sur l'épaule, il y avait chez lui de la Cosette chez les Thénardier.

 

Je l'interviewai quelques mois plus tard pour découvrir un jeune homme fascinant, au débit parfois hésitant, mais aux idées claires et aux ambitions définies. Cheikhou parlait bien, même si le français n'était pas sa langue maternelle. Il cherchait ses mots en jetant ses yeux nerveux vers le ciel comme pour y puiser son inspiration. Il m'expliqua que Kouyate signifiait le révélateur, le djéli, le griot, celui qui portait la parole.

 

Je le vis disputer son premier match en première division à Westerlo. Son club y prit une floppée de buts : sept. A chaque but, Cheikhou se précipitait pour ramasser le ballon dans les filets et le ramener en courant vers le rond central. Le FC Brussels perdit ce jour-là les trois points. Mais le football belge venait de gagner un joueur exemplaire qui ne pouvait qu'aller loin.

 

Cheikhou court comme la parole libre que portaient jadis ses aieuls. D'un bout à l'autre du terrain. Infatigable. Il a soif de jeu. Coureur de fond, sa vitesse hypnotise le ballon. Il survole les pelouses. Il ne calcule pas. Il est griot, pas comptable. Il sait d'où il vient. il sait où il va comme le vers de Leopold Senghor qui prévient : "Chaque touffe d'herbes cache un ennemi". Avec lui, le football se respire, c'est un souffle, une apparence d'insouciance. C'est D'Artagnan à Wall Street. Kouyate court, jubilatoire. L'enfant de Dakar a grandi. Le voilà près des étoiles.

Il y a peu, nous nous fixons rendez-vous au Club House du stade qui porte le nom d'un ancien brasseur bruxellois dont le nom m'échappe. Il m'accueille, chaleureux. J'essaie de ne pas regarder la couleur de son survêtement Adidas. Je fixe donc son visage du plus bel ébène. Nous échangeons des banalités, des salamalecs oratoires. Il rit volontiers. Puis, quand je l'interroge sur son enfance, il convoque ses souvenirs en balbutiant d'abord quelques mots. Son parler s'échauffe au bord du terrain des réminiscences. Et soudain, il monte au jeu, au jeu du récit de vie. Il dribble ses appréhensions, ses timidités. Il met le pied ... dans son passé. Je l'écoute sans jamais le tackler, je lui renvoie inlassablement le ballon de quelques questions et je l'observe. Sa voix est douce mais sans naiveté.

"Je suis enfant de Dakar. Un Kouyate du Sénégal et du Mali. Je suis enfant de mon père. Je suis enfant de ma mère. Je suis enfant de ma grand-mère. Et je porte le prénom de mon grand-père : Cheikhou".

 Tandis qu'il me raconte son enfance à la façon d'une épopée, la ponctuation de son phrasé résonne comme des accords de Kora, la harpe des griots.

"Ma grand-mère, -te souviens-tu de sa mort il y a deux ans?- ma grand-mère m'a élevé, elle m'a chéri, elle m'a choyé. J'étais comme son fils, moi, le fils d'un miltaire toujours en mission à l'étranger, moi, le fils d'une commerçante qui trainait ses ballots de marchandises le long des berges du fleuve Sénégal pour courir les marchés, pour parcourir inlassablement le pays. Ma mère est une battante, une travailleuse inépuisable, une bosseuse, tu sais".

Cheikhou demeure droit. Il ne dévie pas de son récit. L'émotion nait non pas de trémolos de la voix mais de la puissance de la simple évocation. Il raconte.

"Ma grand-mère me passait tout. Tellement indulgente. Enfant, j'aimais l'école, mais plus encore le football. J'ai commencé très tôt à jouer sur les places du quartier. Dès l'âge de six ans. Je filais à pas de velours comme la panthère. Je sautais les siestes pour retrouver les copains et nos ballons de bonne fortune qui secouaient la torpeur du quartier assommé par le soleil. Je jouais avec le quartier, avec les gars du quartier, avec tous les jeunes du quartier. Et on défiait les autres quartiers lors de tournois hebdomadaires au meilleur des quatre buts. Nous les gosses, nous amenions de l'argent qu'on récoltait à gauche et à droite auprès de nos parents, de nos grand-parents et de nos amis pour miser sur notre victoire".

Je me rappelle alors du joueur du Brussels qu'il a été, de ses dix-sept ans, du jeune homme abandonné à son propre sort dans la jungle de capitale de l'Europe. Logé à Schaerbeek, il traversait la ville en tram pour rejoindre les entrainements. Lui l'enfant du chahut, de la chaleur, du brouhaha, de la poussière, des cris et de la ferveur, il se retrouvait dans l'anonymat du béton, dans la solitude de notre ville. Bâti comme un jeune baobab élancé, sa silhouette faisait pourtant triste figure sur le bitume bruxellois Je le revois signant enfin son premier contrat professionnel à Molenbeek.

"J'étais bon élève, j'apprenais avec appétit. Mais le football me hantait. Le football me possédait. Je vivais football. Je jouais à perdre le souffle. Et quand le soir je rentrais tard à la maison, ma grand-mère me prenait dans ses bras, sans le moindre reproche et généreusement, elle me servait la part du repas qu'elle avait soigneusement mise de côté pour moi".

Cheikhou s'anime, il est assis devant moi, mais il est aussi à Dakar. Son esprit hante encore les recoins de son quartier.

"J'ai pu m'inscrire à l'école Djibril Ndiaye. Et suivre ainsi trois entrainements de football par semaine. J'avais huit ans. J'avais neuf ans. J'avais dix ans. Je progressais. J'évoluais. Je menais le jeu. J'étais le vent qui balayait les quatre coins du terrain. Nous jouions sans tactique sinon celle de courir comme la rumeur qui fuse sur les marchés de Dakar. Je galopais. L'entraineur criait. Il nous gueulait dessus, à l'africaine car la voix est musique, car la voix est enseignement, car la voix est la flèche qui porte la sagesse".

Je lorgne du côté des grandes fenêtres du Club House. Dehors, il pleut. Un crachin hivernal. Pourtant, tout parait tellement sec sous nos latitudes. La sècheresse de l'architecture du lieu, sans doute.

"J'avais dix ans, je crois. Un homme que tout le monde traitait d'ivrogne s'approcha de moi. Il ne payait pas de mine. Mais il connaissait le football. Il s'appelait Hassan Dao. Il était entraineur. Il me prédit aussitôt un bel avenir. Il me prit sous sa coupe, m'ouvrit les yeux et me nomma rapidement 'mon fils'. Il m'apprit la rigueur. Il m'enseigna la régularité. Il me bouscula dans mon insouciance. Dès que j'oubliais un entrainement, il passait me prendre à la maison ou venait m'extraire d'un tournoi de quartier. Je devais apprendre, pas seulement m'amuser. Quatre ans durant, il m'a suivi. Quatre ans durant, sous son allure de pochard titubant, il a guidé fermement chacun de mes pas, il a tracé ma voie, il a balisé mon horizon. Le premier, il m’a dit que je pourrais gagner de l’argent avec mes pieds et ma tête ».

Les griots sont des sages. Ils transmettent l’expérience de la vie construite sur des déboires, sur des défaites.

« Quatorze ans. C’est cela même. J’avais quatorze ans. Un club est venu me trouver. Signe ! Signe ! Me dit le club. C’était mon premier club. J’avais l’impression d’un premier amour. Et j’ai signé. Sans réfléchir. Hassan Dao éclata en sanglots. Il pleura. De grosses larmes coulaient sur ses joues comme des pirogues qui descendent le fleuve. Hassan était anéanti. Je l’avais trahi. Lui qui voulait m’emmener à l’AS Yego, son club. L’enfant peut être perfide, mais c’est par ignorance. Quand il sait, alors le destin corrige les erreurs. Quelques mois après, je signai donc à l’AS Yego pour retrouver Hassan ».

Je dus quitter Cheikhou Kouyate. Avant de partir, je lui demandai s’il comptait rentrer prochainement rendre visite à sa famille.

« Dès que j’ai quelques jours, je prends l’avion pour retrouver les miens. Grâce au football, aujourd’hui je peux aider mes parents. Ma mère ne doit plus travailler. Elle peut s’occuper de mon père qui a abandonné la carrière militaire à cause de soucis de santé ».

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